A l'heure où les prix agricoles s'envolent sur les marchés boursiers, SOLIDARITÉ réaffirme son engagement envers la souveraineté alimentaire, en promouvant les ressources locales.
C'est le message que SOLIDARITÉ a porté durant le FSM de Dakar au mois de février 2011, en s'appuyant sur la création d'un espace d'artisanat alimentaire.
C’est la richesse et les suites de cette expérience que nous voulons partager avec vous sur ce blog, en attendant la mise en œuvre de projets de long terme en partenariat avec les organisations paysannes d’Afrique de l’Ouest...
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28 janvier 2011

Pourquoi un espace d'artisanat alimentaire ?

Par Jacques BERTHELOT
Chargé de l’analyse des politiques agricoles au sein de SOLIDARITÉ 

Note introductive aux table-rondes sur les pains de
céréales locales et les tortillas de maïs, mil et manioc
28 janvier 2011

Le défi du déficit alimentaire, notamment céréalier, de l'Afrique sub-saharienne 

Selon la FAO le déficit alimentaire (hors poissons) de l'Afrique a été multiplié par 2,6 de 1995 (9,1 milliards de $, Md$) à 2007 (23,4 Md$) dont par 1,8 pour l'Afrique du Nord et par 5,6 pour l'Afrique sub-saharienne (ASS, de 1,9 à 10,7 Md$). Si on exclut l'excédent net de café, cacao, thé et épices (CCTE) – de 6 Md$ en 2007 : ce ne sont pas des produits alimentaires de base – il est passé de 6,2 à 16,7 Md$. De 1995 à 2007 le déficit alimentaire (CCTE exclus) d’ASS a augmenté 3,4 fois plus vite que la population : 8,6% par an contre 2,6%.

Toutefois ces données sont faussées par les importations de blé peu crédibles du Nigéria qui seraient passées de 3,2 millions de tonnes (Mt) en 2006 à 7,8 Mt en 2007 et, en valeur, de 654 M$ à 2,2 Md$, si bien que les importations nettes de blé d'ASS seraient passées de 5,4 Mt en 1995 à 16,4 Mt en 2007, contre 12,4 Mt en 2006. Outre cette hausse peu fiable et peu représentative des importations du Nigeria en 2007 – d'autant qu'elles se sont effondrées à 1,1 Mt en 2008 –, il vaut mieux considérer que les importations nettes de blé de 2007 et 2008 reflètent une situation exceptionnelle liée à la flambée des prix et se baser sur celles de 2006 (12,2 Mt en ASS et 5,4 Mt en Afrique de l'Ouest, AO), qui ont augmenté de 7,69% par an de 1995 à 2006 en ASS et de 9,82% en AO (1,9 Mt en 1995). Malgré cela, si la hausse du volume importé se poursuivait à ces taux de 2006 à 2050, il bondirait de 12,4 Mt en 2006 à 317 Mt en 2050 en ASS, et de 5,4 Mt à 334 Mt en AO, des multiplications par 25,6 en ASS et par 61,9 en AO! Quant au Nigéria, la poursuite de la hausse des importations de 14,7% par an de 1995 à 2006 jusqu'en 2050 les ferait exploser de 3,2 Mt à 1,350 Mdt, un montant aberrant! Comme la population augmenterait de 1,9% par an de 2006 à 2050 en ASS comme en AO, les importations par tête et par an augmenteraient de 5,8% en ASS et de 7,9% en AO.
...

Il en résulte que, de 1995 à 2006, le déficit alimentaire en valeur de l'ASS a été multiplié par (seulement) par 4,8 (de 1,9 à 9,2 Md$) et que, CCTE exclus,  il a augmenté 3,2 fois plus vite que la population : 8,3% par an contre 2,6%. Le déficit en céréales (5,9 Md$) a représenté 64% du déficit alimentaire en valeur de l'ASS en 2006 dont 27% pour le blé (2,5 Md$) et 25,5% (2,3 Md$) pour le riz. 

Quant à la production de blé de l'ASS, elle est passée de 3,7 Mt en 1995 à 5,3 Mt en moyenne de 2006 (5,856 Mt) à 2009 (5,157 Mt). Les importations nettes ont donc augmenté 2,6 fois plus vite – de 7,69% par an – que la production : de 2,96%. La consommation apparente (production + importations nettes) est donc passée de 9,1 Mt à 18 Mt en 2006. Comme la population est passée de 593 M en 1995 à 784 M en 2007, la consommation par tête de blé est passée de 15,3 kg à 23 kg, une croissance annuelle de 3,78% de 1995 à 2006. En projetant les rythmes de hausse de la production et des importations nettes jusqu'en 2050, la première passerait à 19.1 Mt et ne représenterait plus que 6% des 317 Mt d'importations nettes alors qu'elle en représentait 43.5% in 2006. En particulier en AO et en Afrique centrale où la production est insignifiante même si elle a augmenté de 2,7% en AO (de 55 800 t en 1995 à 80 600 t en 2009) mais elle stagne à moins de 20 000 t en Afrique centrale.

C'est en effet en AO que le déficit en blé est le plus préoccupant car la consommation explose en partant de plus bas, les importations nettes ayant augmenté de 1,9 Mt en 1995 à 5,4 Mt en 2006, soit de 9,82% par an, et la consommation par tête – pratiquement confondue avec les importations par tête puisque la production est négligeable – étant passée de 9,26 kg en 1995 à 19,56 kg en 2006 (en baisse par rapport aux 21,5 kg de 2005), soit une hausse annuelle de 7%. Si les importations se poursuivaient à ce taux jusqu'en 2050 elles seraient de 389 kg en 2050, soit de 2,4 Mdt pour les 626 M d'habitants attendus, des volumes irréalistes et impossibles à financer et impliquant qu'il n'y aurait plus aucun débouché pour les céréales et tubercules d'AO et qu'une part importante des importations serait destinée à l'alimentation animale. 

Quel que soit l'irréalisme de ces projections, elles montrent que la poursuite des importations au rythme observé depuis 1995 est insoutenable.

L'ASS a néanmoins enregistré une hausse annuelle de 3,4% de sa production de toutes céréales (en considérant le paddy en équivalent riz) de 1995 à 2009, une des plus fortes du monde, la hausse des céréales locales de l'ASS ayant été de 3,73% pour le mil, 3,71% pour le paddy, 3,59% pour le maïs, 2,95% pour le sorgho contre 2,40% pour le blé. Mais, bien que la production céréalière ait été supérieure à celle de la population (de 2,6%), le déficit céréalier a cependant augmenté par suite du changement des habitudes alimentaires lié au faible prix des céréales importées qui ont fait une concurrence déloyale à la production vivrière locale par le dumping des pays exportateurs (UE et EU principalement).

Toutefois ces hausses de production sont surtout liées à la hausse des superficies car les rendements de l’ASS sont très faibles par rapport à la moyenne mondiale. Bien que le rendement de toutes céréales ait augmenté de 2,3% par an de 1995 à 2007, il n’est toujours qu’à 1 373 kg contre 3 382 kg au niveau mondial, de 1 638 kg pour le paddy contre 4 214 kg, de 1 839 kg pour le blé contre 2 857 kg et de 2 353 kg pour le maïs contre 4 969 kg. Mais l’ASS produit très peu de blé – seulement sur les plateaux d’Afrique orientale et australe –, puisque la production n’a augmenté que de 2,96% par an de 1995 à 2006-09 contre de 5,9% pour les importations si bien que la production, qui représentait 63% des importations en 1995 n’en représentait plus que 42 en 2007. 

L’importance des céréales est considérable dans l’alimentation d’ASS puisqu’elles ont représenté 45,2 % des calories totales en moyenne de 2003 à 2005, contre 15,2% pour les racines et tubercules, 8,6% pour l’huile, 5,9% pour le sucre, 4,9% pour les fruits et légumes, 4,1% pour l’ensemble "produits laitiers, œufs et poissons", 3,9% pour les protéagineux, 3,6% pour la viande, 0,6% pour les corps gras animaux et 6,1% pour tous les autres produits alimentaires.

C'est dire combien il est urgent de modifier les comportements alimentaires de l'ASS vis-à-vis du blé, particulièrement en AO. C'est dire la légèreté du rapport ayant déclaré que le blé ne devait pas être classé dans les "produits spéciaux" ou "sensibles" de la CEDEAO à mieux protéger, puisque son droit de douane est ridiculement faible (5%) :

"Il n’est donc pas pertinent de faire du blé un "produit spécial", car il n’y a pas de production locale. Les producteurs sénégalais qui produisent d’autres céréales ne seraient pas gagnants non plus, dans la mesure où la substitution entre le pain et les céréales locales est faible. Comme cette filière d’importation ne dispose pas de substitut important, une hausse des prix à l’import se répercuterait par contre directement sur les prix intérieurs, particulièrement du pain car la marge est faible sur ce produit. Ceci affecterait très négativement les consommateurs ainsi que les minotiers qui utilisent le blé comme intrant "[1].

Dire que les céréales locales ne sont pas un substitut au blé et sous-entendre qu'elles ne peuvent le devenir en grande partie est condamner à mort les centaines de millions de paysans d'ASS, en particulier de l'AO. C’est y interdire tout développement global. C'est aussi, ignorer l'expérience des nombreux pays où les céréales locales et les pains de farines composées ont su résister au dumping du blé exporté par l'UE et les EU. Ainsi le  taux moyen de dumping des exportations de blé (et de la farine) de l'UE a été en moyenne de 54,7 % en 2006 si on ajoute aux subventions formelles à l'exportation les subventions internes allant aux exportations.

Afin de pallier l’importation massive du blé et de valoriser au maximum les céréales locales, il est nécessaire d’introduire des innovations alimentaires. Les sociologues de l'alimentation disent qu'il ne faut pas chercher à aller contre les habitudes alimentaires de la population, ce en quoi il ignorent que les firmes multinationales de l'agroalimentaire ne sont pas privées de les faire évoluer dans le sens de leurs intérêts, à coup de matraquage publicitaire, par exemple Nestlé dont le cube Maggi a marginalisé les produits artisanaux bien plus nutritifs comme le soumbala en AO. En particulier, le pain de blé n’était consommé que dans les grandes villes d’AO i1 y a 50 ans puisque les importations y ont été multipliées par 18 de 1961 à 2005 et par 12 en Afrique centrale.

Parmi les produits les plus intéressants à introduire en ASS, on doit souligner la tortilla de maïs et les équivalents : "arepas" de maïs de Colombie ou Venezuela et les galettes équivalentes de l’Inde; chapatis ou rotis de farine de mil ("bajra") ou de sorgho ("jowar") ainsi que les tortillas de manioc du Brésil (beijus).

La tortilla de maïs représente encore 47% des calories des Mexicains, dont 70% dans les zones rurales, bien que le Mexique produise du blé. La consommation moyenne était de 80 kg de tortillas en 2009, contre 51 kg de blé en 2004, dont 31 kg de pain. Et la consommation de tortillas s’étend dans le monde où elle prend des parts de marché aux produits à base de blé, notamment aux Etats Unis du fait de la présence massive de latino-américains et où la tortilla est incluse dans la liste des produits fournis au titre de l’aide alimentaire aux femmes et aux enfants à bas revenu. Une usine a ouvert ses portes à Shanghai en 2006, et produit 7000 tonnes de tortillas par an en moyenne. La consommation de tortillas se développe aussi au Royaume-Uni et en Italie. Ce qui a popularisé la tortilla au Mexique est son intérêt nutritionnel, dans sa forme de production ancestrale, la nixtamalisation, qui enrichit le maïs en niacine (vitamine B3 ou PP), un facteur anti pellagre dont ont souffert dans le passé les populations et navigateurs européens consommant beaucoup de maïs puisque l'introduction du maïs en Europe ne s'est pas faite avec nixtamalisation. Au Togo un rapport de la FAO de 2007 soulignait la diversité des plats à base de produits locaux et proposait d'en élargir la gamme aux tortillas.

On peut aussi, afin de faciliter la transition du pain à 100% de blé vers la tortilla, proposer des pains de farine composée à 30% de céréales locales ou de tubercules locaux (manioc et patate douce). Il pourrait paraître bien léger de vouloir lancer la production de pains incorporant 30% de farine de blé alors que le "Pamiblé" qui est sur le marché dakarois depuis 1972 – rebaptisé "pain riche" dans les années 1990 et "pain doolé" en avril 2009 – ne dépasse pas 15% de farine de mil et que sa consommation reste marginale. On peut évoquer aussi l'échec de la tentative d'imposer le "Bourounafama" ou "pain mixé" lancée le 9 janvier 2008 au Mali et qui pouvait contenir jusqu'à 12,5 % à 15 % de maïs, 12,5% à 15% de mil et 10% de sorgho. Une semaine après le lancement du pain mixé made in Mali, un constat s'impose : il est non seulement rejeté par les boulangeries mais aussi boudé par les consommateurs qui le qualifient de "takoula" ou de "pain Cérélac"[2].

Ces tentatives avortées d'imposer les pains de céréales locales viennent largement de l'insuffisante maîtrise de leur procédé de fabrication par les boulangers. Ainsi, Mamadou Lamine Haïdara, Président du Syndicat National des Boulangers du Mali et du Cadre de Concertation de la Filière pain, explique l'échec du "Bourounafama" au fait que « nos boulangers ne sont pas de vrais professionnels. Il faut reconnaître que le professionnalisme nous manque de trop »[3]. Quant à Amadou Sylla d'AMASSA (Afrique Verte du Mali), il se demande :
"A-t-on tiré les leçons des échecs des années 80 à 90 pour la promotion du "Mali-Buru" dont l’hypothèse de formulation n’intégrait que le maïs (de 15 à 20 % du total) ? Sur cette problématique de la place du pain dans le modèle urbain de consommation alimentaire, continuons à rechercher, afin de pouvoir proposer d’autres innovations permettant d’accroître la sécurité alimentaire des populations sahéliennes. C’est en cela que le sahel pourra un jour se nourrir autrement avec ses propres céréales et autres produits locaux. Et c’est ainsi qu’on gagnera en terme de souveraineté sur le choix de notre modèle authentique d’alimentation" [4]. 

Quant aux "bros" – contenant 50% de farines de maïs ou de mil ou de banane plantain – diffusés par l’ONG SOLIDARITÉ en Côte d'Ivoire et au Bénin dans les années 1990, ils n'ont pas pu se pérenniser essentiellement du fait de la non compétitivité des farines de céréales locales avec le prix de la farine de blé. L'acceptabilité des bros par les consommateurs était bonne dès lors que le prix était abordable. SOLIDARITÉ a relancé la panification des pains de céréales tropicales dans la région de Pondichéry (Inde) en décembre 2007, par l'intermédiaire de deux boulangers biologiques de Midi-Pyrénées, qui ont formé en quinze jours deux boulangers et dix jeunes femmes à faire du pain de mil (ragi) au levain et des gâteaux. Ces nouvelles boulangères ont ensuite été recrutées dans des boulangeries classiques ou de grands hôtels pour faire ces pains et gâteaux de mil.

Précisément l'espace d'artisanat alimentaire du FSM est l'occasion de sensibiliser et montrer aux nombreux boulangers d'Afrique de l’Ouest la possibilité technique de faire de bons pains dépassant largement les 15% de farines de céréales locales actuellement jugés comme un maximum.


[1] www.endadiapol.org/.../Synthese_Produits_Speciaux_Mecanisme_de_Sauvegarde_Speciale.pdf
[2] Dembélé, S., 2008, ‘Pain « Nafama » ou « Malibourou » - Rejeté par des boulangers, saboté par des consommateurs’, Les Echos, Bamako, 16 janvier (http://fr.allafrica.com/stories/200801160696.html)
[3] Traoré, T., 2008, ‘Mamadou Lamine Haïdara, président filière pain : « Nos boulangers ne sont pas de vrais professionnels’, Le Pouce, 8 février (http://www.maliweb.net/category.php?NID=27125
[4] Sylla, A., Point de vue sur la question du pain au Mali, Bulletin Trimestriel Paysan Sahel AMASSA/Afrique Verte Mali, janvier-mars 2008 (www.agriqueverte.org).

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